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11 mai 2020

« Seuls dans l’arche » : refonder le monde après

« Seuls dans l’arche » : refonder le monde après le coronavirus (V) : humanité de l’autre homme : Caïn est-il mon frère ?

Publié par Pierre Lurçat le 10 mai 2020

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SOURCE :

https://www.dreuz.info/2020/05/10/seuls-dans-larche-refonder-le-monde-apres-le-coronavirus-v-humanite-de-lautre-homme-cain-est-il-mon-frere/?utm_source=feedburner&utm_medium=email&utm_campaign=Feed%3A+drzz%2FPxvu+%28Dreuz%29

 

Alors, eh bien, sachez que j’avais un visage comme vous. Une bouche qui priait, comme vous.

Quand une poussière entrait, ou bien un songe,

dans l’oeil, cet oeil pleurait un peu de sel. 

Et quand une épine mauvaise égratignait ma peau,

il y coulait un sang aussi rouge que le vôtre !

Benjamin Fondane

Confinés entre les murs de nos domiciles, nous sommes obligés de rétablir l’ordre des solidarités premières et le cercle des priorités essentielles, que nulle morale viable ne saurait abolir. Pour le commun des mortels – c’est-à-dire pour tous ceux qui ne sont pas en première ligne dans le combat contre la maladie, médecins, infirmières, etc. – la période que nous vivons signifie : retour sur soi-même, retour en soi-même et retour à soi-même. Nous éprouvons ainsi dans notre vie de tous les jours et jusque dans notre chair la mise au point essentielle de Lévinas, sans laquelle toute sa philosophie ne serait que chimère : “La grande idée éthique – la plus grande – de l’existence pour le prochain s’applique sans réserve à moi, à l’individu ou à la personne que je suis”. Cinquième volet de notre série d’articles pour “refonder le monde” après le Coronavirus.  

Au premier rang des “idées juives devenues folles”, figure celle de fraternité des hommes et d’amour du prochain. En quoi cette idée – éminente et essentielle – est-elle aujourd’hui devenue folle? Un récent fait divers permettra d’illustrer notre propos. Après l’attentat de Romans-sur-Isère, le 4 avril dernier, au cours duquel un réfugié soudanais a tué deux personnes et en a blessé cinq autres, une polémique a éclaté en France. (Notre époque, qui ne se prête plus guère aux débats authentiques, est friande de polémiques). Un avocat a ainsi posté sur les réseaux sociaux des propos injurieux envers ses confrères, qui défendaient ce terroriste. Le bâtonnier de la Drôme a “liké” ces propos, surenchérissant : “Il peut crever où il veut rien à […] et moi aussi je pèse mes mots”. Indignés, un groupe d’avocats a alors publié une réponse dans le journal juridique Dalloz-actualité, dans les termes suivants (1) :

Car cet homme que vous qualifiez de mots injurieux, mes chers confrères, 

Cet homme dont on sent à quel point vous voulez vous tenir éloignés, à quel point il vous répugne, au point de le priver de défense et même de lui en dénier le droit,

Cet homme-là, Abdallah Ahmed-Osman, est l’un des nôtres. Il nous ressemble.

Nous sommes faits de la même chair, des mêmes os et le même sang que le vôtre coule dans ses veines. C’est notre frère…

Si le juge qui punit est le gardien de la liberté, et le procureur qui poursuit celui de l’égalité, l’avocat, lui, veille à la fraternité : “Frères humains qui après nous vivez, n’ayez le cœur contre nous endurci”, lancent les pendus de Villon”.

sans-titre

Attentat de Romans-sur-Isère, samedi 4 avril 2020

Ce texte mérite qu’on s’y arrête un instant, tant il est révélateur de l’égarement et de la confusion morale de notre temps. Au-delà du ton moralisateur et du style lyrique, c’est le fond du propos qui réclame notre attention. L’argumentation des avocats comporte trois éléments : le droit de tout accusé à être défendu, l’humanité de l’accusé, et la fraternité entre lui et eux. Le premier point n’appelle aucun commentaire. Dans tout système de droit moderne qui respecte les droits de la défense, ceux-ci doivent être garantis à tous, et le pire criminel a droit à un avocat. Eichmann lui-même bénéficia d’un avocat venu spécialement d’Allemagne, le Docteur Servatius. Mais par-delà l’argument juridique, c’est le raisonnement philosophique qui appelle une analyse, tant il est insensé. 

Cet homme est l’un des nôtres. Il nous ressemble”. Voilà qui semble inattaquable à première vue. Tous les hommes ne se ressemblent-ils pas ? Ne sont-ils pas tous fils d’Adam, le “premier homme”, père unique d’une humanité indivise, dont le récit de l’origine commune vise précisément à éviter toute séparation entre des humains “supérieurs” et d’autres “inférieurs”, car soi-disant nés d’une autre ascendance? “Nous sommes faits de la même chair, des mêmes os et le même sang que le vôtre coule dans ses veines”. Belles paroles, certes, qui rappellent l’extrait du poème L’Exode, cité en exergue à ces réflexions, du poète Juif roumain Benjamin Fondane (2). “Et quand une épine mauvaise égratignait ma peau, il y coulait un sang aussi rouge que le vôtre ! » écrivait Fondane en 1942, peu de temps avant d’être arrêté, interné à Drancy, puis déporté à Auschwitz, dont il n’est pas revenu. 

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Benjamin Fondane, 1898-1944

Or le terroriste de Romans-sur-Isère, lui, n’est pas un Juif pourchassé, traqué, promis à une mort certaine dans des chambres à gaz. Il est un assassin, qui sème la mort et la désolation sur son passage, visant d’innocentes victimes au nom du Djihad et de sa haine de “vivre dans un pays de mécréants” (3). Au nom de quels principes et de quelle morale dévoyée des avocats peuvent-ils se dire “frères” d’un tel assassin ? Et pourquoi leur “fraternité” ne s’étend pas aux victimes de celui-ci? Il y a là une question obsédante et très actuelle, qui revient de manière lancinante après chaque attentat et chaque manifestation publique de cette fausse morale et de cette fraternité trompeuse. Cette question appelle des réponses multiples et ces réflexions ne prétendent pas épuiser ce sujet. On pourrait ainsi expliquer cette attitude par l’abolition de  la notion d’ennemi dans l’Occident actuel, par le développement d’une idéologie pacifiste et par le refus d’accepter la guerre que l’islam radical a déclaré au monde, et de se défendre contre celui-ci. 

Toutes ces explications, certes pertinentes, éludent la question plus essentielle à nos yeux, de la fraternité, de l’amour du prochain et de l’humanité. En septembre 1981, Emmanuel Lévinas écrivait ces lignes, dont l’actualité ne s’est pas démentie. “Je pense que, dans la responsabilité pour les autres que prescrit un monothéisme non archaïque, il nous rappelle qu’il ne faut pas oublier que ma famille et mon peuple sont, malgré ces pronoms possessifs, mes “autres”, comme les étrangers, et qu’ils exigent justice et protection. Amour de l’autre – amour du prochain. Mes proches sont mes prochains aussi” (4). Ces mots, qui figurent dans l’avant-propos au recueil de lectures talmudiques L’au-delà du verset, constituent en quelque sorte une mise en garde et un avertissement du philosophe contre une lecture erronée de ses propres écrits. Lévinas, qui savait bien que “l’Occident n’a jamais pris au sérieux le Talmud”, savait sans doute aussi que sa propre philosophie, celle de la primauté de l’éthique et de la responsabilité pour autrui, pouvait donner lieu à des méprises et à des malentendus. 

Il n’est pas déraisonnable de penser qu’il avait pressenti que l’idée que “l’autre passe avant moi” – entendue au sens philosophique – pourrait générer des effets monstrueux, si l’on cherchait à l’appliquer stricto sensu dans la politique des nations et des relations internationales. A la différence d’autres penseurs et philosophes d’origine juive, qui ont succombé aux illusions d’une éthique sans politique, Lévinas a toujours su faire la part des choses. Dans le même avant-propos à L’au-delà du verset, il écrit encore que “l’idée essentielle du sionisme politique… Son idée inaliénable, c’est la nécessité pour le peuple juif, dans la paix avec ses voisins, de ne pas continuer à être minorité dans son cadre politique”. Ainsi Lévinas, à la différence de Martin Buber qu’il a beaucoup lu et commenté, avait reconnu et fait siens les principes fondamentaux et les nécessités vitales du projet sioniste (5).

Amour du prochain et amour du proche

Si “mes proches sont mes prochains aussi”, cela veut dire que l’amour du prochain est aussi, et avant tout, amour du plus proche. Réalité première, que notre situation actuelle vient souligner et nous fait éprouver dans notre existence quotidienne. Confinés entre les murs de nos domiciles, nous sommes obligés de rétablir l’ordre des solidarités premières et le cercle des priorités essentielles, que nulle morale viable ne saurait abolir. Pour le commun des mortels – c’est-à-dire pour tous ceux qui ne sont pas en première ligne dans le combat contre la maladie, médecins, infirmières, etc. – la période que nous vivons signifie : retour sur soi-même, retour en soi-même et retour à soi-même. Nous éprouvons ainsi dans notre vie de tous les jours et jusque  dans notre chair la mise au point essentielle de Lévinas, sans laquelle toute sa philosophie ne serait que chimère : “La grande idée éthique – la plus grande – de l’existence pour le prochain s’applique sans réserve à moi, à l’individu ou à la personne que je suis”.

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“Mes proches sont mes prochains aussi” 

Emmanuel et Raïssa Lévinas avec leur fils Michaël

Cette précision dont la portée est considérable sépare Lévinas d’une morale humanitaire, sans limite et sans distinction, qui aboutirait effectivement à considérer que le pire assassin est mon frère. C’est ici précisément que la “morale juive” (expression que Lévinas récuserait sans doute) se distingue de la morale chrétienne, comme l’avait exprimé il y a déjà bien longtemps le rabbin et philosophe de Livourne Elie Benamozegh. Voici comme il analysait, il y a plus de 150 ans, la différence entre ces deux conceptions de la morale et de la fraternité humaine :

« Si Jésus prêche l’amour de tous les hommes, si le christianisme a pu se donner, mieux que tout autre système religieux, l’air d’une morale humanitaire, c’est aux dépens d’un amour non moins sacré, celui de la patrie et de la société… Le christianisme ne connaît qu’une patrie, le monde, peut-être dirait-on mieux le ciel ; il ne connaît qu’une société, la société spirituelle… Tandis que l’hébraïsme, ne supprimant aucun des degrés inférieurs qui mènent à la charité universelle, faisait une part légitime à tous les groupes, à l’individu, à la famille, à la cité, surtout à la patrie, avant d’arriver au sommet de tous les amours, à la plus générale et compréhensive des charités, le christianisme, lui, franchit d’un bond tous les degrés, supprime tous les intermédiaires, toutes les transitions, dissout cette puissante organisation que l’hébraïsme avait respectée, consacrée, et il fond tout, individu, famille, cité, patrie surtout, dans cette agrégation plus vaste, dans cette charité toute abstraite, dans ce grand océan, dans ce gouffre où tout se perd, où tout se mêle, qu’on l’appelle monde, humanité ou Église » (6).

Benamozegh souligne à juste titre la différence entre une charité chrétienne abstraite, qui s’étend à l’humanité tout entière, et la charité juive concrète qui s’applique, selon des cercles concentriques, à la famille, puis à la cité, à la patrie et enfin à l’humanité tout entière. La crise actuelle, en nous contraignant à observer une « Distanciation sociale », nous donne aussi l’occasion de repenser la notion de fraternité et d’amour du prochain, en retrouvant l’impératif d’amour du proche et d’amour de soi, amour du proche qui est notre prochain et qui a préséance sur tout autre prochain. Amour qui ne s’étend donc pas à tous les hommes, car ceux qui – comme l’assassin de Romans sur Isère – se sont eux-mêmes exclus de la fraternité humaine, ne méritent aucune compassion. Non, Caïn n’est pas mon frère.

SOURCE  : Reproduction autorisée avec la mention suivante : © Pierre Lurçat pour Dreuz.info.

 

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La conscience ( Histoire de la Bible de Caïn qui avait tué son frère Abel )
Victor Hugo

Lorsque avec ses enfants vêtus de peaux de bêtes,
Echevelé, livide au milieu des tempêtes,
Caïn se fut enfui de devant Jéhovah,
Comme le soir tombait, l’homme sombre arriva
Au bas d’une montagne en une grande plaine ;
Sa femme fatiguée et ses fils hors d’haleine
Lui dirent : « Couchons-nous sur la terre, et dormons. »
Caïn, ne dormant pas, songeait au pied des monts.
Ayant levé la tête, au fond des cieux funèbres,
Il vit un oeil, tout grand ouvert dans les ténèbres,
Et qui le regardait dans l’ombre fixement.
« Je suis trop près », dit-il avec un tremblement.
Il réveilla ses fils dormant, sa femme lasse,
Et se remit à fuir sinistre dans l’espace.
Il marcha trente jours, il marcha trente nuits.
Il allait, muet, pâle et frémissant aux bruits,
Furtif, sans regarder derrière lui, sans trêve,
Sans repos, sans sommeil; il atteignit la grève
Des mers dans le pays qui fut depuis Assur.
« Arrêtons-nous, dit-il, car cet asile est sûr.
Restons-y. Nous avons du monde atteint les bornes. »
Et, comme il s’asseyait, il vit dans les cieux mornes
L’oeil à la même place au fond de l’horizon.
Alors il tressaillit en proie au noir frisson.
« Cachez-moi ! » cria-t-il; et, le doigt sur la bouche,
Tous ses fils regardaient trembler l’aïeul farouche.
Caïn dit à Jabel, père de ceux qui vont
Sous des tentes de poil dans le désert profond :
« Etends de ce côté la toile de la tente. »
Et l’on développa la muraille flottante ;
Et, quand on l’eut fixée avec des poids de plomb :
« Vous ne voyez plus rien ? » dit Tsilla, l’enfant blond,
La fille de ses Fils, douce comme l’aurore ;
Et Caïn répondit : « je vois cet oeil encore ! »
Jubal, père de ceux qui passent dans les bourgs
Soufflant dans des clairons et frappant des tambours,
Cria : « je saurai bien construire une barrière. »
Il fit un mur de bronze et mit Caïn derrière.
Et Caïn dit « Cet oeil me regarde toujours! »
Hénoch dit : « Il faut faire une enceinte de tours
Si terrible, que rien ne puisse approcher d’elle.
Bâtissons une ville avec sa citadelle,
Bâtissons une ville, et nous la fermerons. »
Alors Tubalcaïn, père des forgerons,
Construisit une ville énorme et surhumaine.
Pendant qu’il travaillait, ses frères, dans la plaine,
Chassaient les fils d’Enos et les enfants de Seth ;
Et l’on crevait les yeux à quiconque passait ;
Et, le soir, on lançait des flèches aux étoiles.
Le granit remplaça la tente aux murs de toiles,
On lia chaque bloc avec des noeuds de fer,
Et la ville semblait une ville d’enfer ;
L’ombre des tours faisait la nuit dans les campagnes ;
Ils donnèrent aux murs l’épaisseur des montagnes ;
Sur la porte on grava : « Défense à Dieu d’entrer. »
Quand ils eurent fini de clore et de murer,
On mit l’aïeul au centre en une tour de pierre ;
Et lui restait lugubre et hagard. « Ô mon père !
L’oeil a-t-il disparu ? » dit en tremblant Tsilla.
Et Caïn répondit :  » Non, il est toujours là. »
Alors il dit: « je veux habiter sous la terre
Comme dans son sépulcre un homme solitaire ;
Rien ne me verra plus, je ne verrai plus rien. »
On fit donc une fosse, et Caïn dit « C’est bien ! »
Puis il descendit seul sous cette voûte sombre.
Quand il se fut assis sur sa chaise dans l’ombre
Et qu’on eut sur son front fermé le souterrain,
L’oeil était dans la tombe et regardait Caïn.

Victor Hugo

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